3) Enseigner à l’université :
apprendre à mépriser les étudiant-e-s
« Les enseignants chercheurs concourent à l’accomplissement des missions de service public
de l’enseignement supérieur […]. Ils participent à l’élaboration et assurent la transmission
des connaissances au titre de la formation initiale et continue. Ils assurent la direction, le
conseil et l’orientation des étudiants. Ils organisent leurs enseignements au sein d’équipes
pédagogiques […]. Ils ont également pour mission le développement de la recherche […]. »
(Article 3 du Décret du 6 juin 1984 modifié fixant les dispositions statutaires communes
applicables aux enseignants-chercheurs, souligné par moi).
8 J’ai compris que les gens avaient conscience de cette dimension à l’annonce de ma décision de démissionner.
Alors que je m’attendais à des reproches pour ma « désertion », j’ai eu la surprise d’être plusieurs fois interpellé
avec une grande gentillesse (mais avec discrétion). On m’expliquait alors que j’avais bien raison et bien de la
chance de pouvoir fuir. Visiblement, le désert relationnel universitaire fait souffrir beaucoup de gens mais la
désorganisation collective individualise les souffrances et encourage un silence général.
les documents de liens socio – n° 6 – octobre 2007
Compte tenu de la seconde partie de mon troisième préalable (voir supra), je voudrais tenter
d’ordonner un facteur central de ma démission, à savoir le mépris des étudiant-e-s qui
transparaît dans l’organisation globale des enseignements à l’université et dans les pratiques
professionnelles des enseignant-e-s. Là encore, je ne me baserai que sur mon expérience en
sociologie mais j’ai cru comprendre que les choses n’étaient pas plus enviables ailleurs.
Simplement, le fait que des sociologues participent activement à la fabrication de ce mépris
m’a profondément découragé.
Le rapport au métier d’enseignant-e
Dès mon arrivée, j’ai été frappé par la manière dont mon activité de chercheur a retenu (ou
pas) l’attention au détriment de mon activité d’enseignant. On s’intéresse à vos récentes
publications ou on vous incite à écrire votre premier livre mais on ne se préoccupe jamais du
contenu de vos enseignements. Même si les MCF et les PU sont des enseignant-e-s –
chercheur-se-s, la valorisation symbolique passe par la seule activité de recherche. En
particulier, tout ce qui peut relever d’un effort de coordination concerne la recherche9. En
revanche, on se fout royalement de ce que vous faites en cours avec les étudiant-e-s et,
surtout, de comment vous vous organisez. Comme on me l’avait dit en début d’année :
« Moins on entend parler de tes cours, plus on suppose que cela se passe bien ». Tout au plus
exigera-t-on, pour le bon fonctionnement de l’institution, que les sujets des examens et la
correction des copies soient réalisés dans les délais. Pour le reste, liberté absolue !
Un signe tangible de cette prime à la recherche réside notamment dans la chasse aux cours qui
sont en adéquation avec les thèmes personnels de recherche (sans doute pour favoriser une
9 J’ai délaissé tout ce qui concerne mon rapport à la recherche dans cette lettre. Je sais que, souvent, les choses
ne se passent pas beaucoup mieux mais, comme j’appartiens à un laboratoire qui fonctionne plutôt bien, je n’ai
pas d’expérience si négative en la matière. Simplement, je m’inquiète – comme beaucoup – de la
marchandisation forcée de l’activité de recherche ainsi que du renforcement des contrôles administratifs, et je
m’organise pour éviter toute dépendance financière en choisissant des terrains « pas chers ». J’ai bien senti que,
en devenant maître de conférences, j’avais acquis une légitimité de « chercheur » plus forte (ce qui se traduit par
davantage d’invitations, d’articles, etc.) mais ce n’est pas vraiment ce qui m’avait motivé dans mon saut vers
l’université.
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meilleure diffusion de ses propres travaux et préoccupations…). De même, la concurrence est
forte pour attraper au vol les « niveaux intéressants » (à partir de la licence 3), autrement dit
les niveaux qui comprennent les étudiant-e-s déjà sélectionné-e-s et davantage susceptibles de
faire un jour…de la recherche. Par exemple, quand je suis arrivé, 3 amphis de première année
pour un cours d’« Initiation à la sociologie » étaient sans enseignant-e et j’en ai hérité (avec
joie et fierté car je sais l’importance de ces premiers cours pour les étudiant-e-s). Cette
violence symbolique, qui consiste à se débarrasser des cours de « bas niveau » et à les refiler
aux récemment recruté-e-s, en dit long sur le rapport à l’enseignement et sur l’illusion d’une
quelconque communauté enseignante : quand communauté il y a, on partage ! Dans le même
type de violence, on notera que plus un-e enseignant-e est gradé-e, plus son service évacue ces
mêmes cours ainsi que tous les TD ou autres heures (jugées) folkloriques qui visent à
apprendre aux étudiant-e-s à travailler en bibliothèque, à s’organiser, etc.
Une première forme de mépris des étudiant-e-s consiste ainsi à choisir ses services en
fonction du mérite que ces dernier-e-s ont conquis pour accéder à l’enseignant-e – CHERCHEURSE
que je suis.
Vous avez dit pédagogie ?
La liberté pédagogique est une vieille rengaine du personnel enseignant afin de protéger
l’indépendancegnagnagna…et surtout le privilège de rendre le moins de comptes possible. On
oublie souvent que cette fameuse liberté n’a pas vocation à contrarier l’égalité des élèves et
des étudiant-e-s face à l’enseignement. Or, c’est bien ce qui se passe à l’université, et
puissance 10 par rapport au lycée parce que l’absence de programme collectivement élaboré
renforce l’inégalité de traitement : chacun-e pouvant faire ce que bon lui semble, chacun-e
fait comme bon lui semble.
Quand j’ai pris mes fonctions (d’enseignant), j’ai voulu savoir comment un cours magistral se
déroulait, comment on évaluait lors des examens ou encore ce que les étudiant-e-s (de master
1) avaient déjà fait dans un cours de méthodologie dont je devais assurer la suite. Poser des
questions en la matière – par mel puisque les gens sont généralement absent-e-s – induit deux
types de sensation : celle de ne pas exister et/ou de faire chier (quand vous n’obtenez aucune
réponse) ; celle d’être jugé incompétent puisque vous posez des questions.
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Vous pouvez demander à un-e spécialiste de Marx de vous expliquer Marx mais vous ne
pouvez pas lui demander comment il-elle explique Marx à ses étudiant-e-s. Tout ceci est lié au
fait que l’on peut devenir enseignant-e – chercheur-se sans avoir reçu une quelconque
(in)formation en matière pédagogique. En effet, le plus souvent, les MCF et les PU ont réussi
un doctorat puis ont montré par leur activité de recherche qu’elles et ils étaient qualifié-es…
pour chercher. On pourrait s’attendre à ce que cette négligence de l’enseignement dans le
processus de recrutement induise une dynamique collective qui consiste à s’organiser pour
faire en sorte que notre méconnaissance pédagogique trouve un palliatif. Ben non. Du coup,
prévaut une (non) culture pédagogique dont les contours sont les suivants.
Premièrement, chaque heure de cours est une forme de création artistique : vous arrivez avec
quelques idées jetées sur une feuille volante et vous tenez 1 à 2 heures. Les étudiant-e-s
évoquent ainsi souvent ces profs qui vous brodent, sous la forme d’un monologue avec les
yeux au plafond, un cours très riche en contenu mais sans plan ni véritable fil directeur. Je me
souviens d’un-e collègue qui se plaignait d’avoir un amphi partagé en deux groupes aux
horaires différents car ce mode d’organisation – qui supposait qu’il répète deux fois la même
chose – contrariait la dimension créatrice de son cours. Quand le cours est moins artistique,
on repère des enseignant-e-s qui se contentent de répéter pendant plusieurs années le même
contenu…comme au lycée ceci dit mais de manière beaucoup plus assumée.
Deuxièmement, le cours magistral est plus valorisé que les autres types de cours, comme en
témoigne la difficulté à trouver des enseignant-e-s statutaires pour les heures de TD. Or, la
centralité du cours magistral dans l’université actuelle induit une apathie verbale des étudiante-
s : écrasé-e-s par les monologues des enseignant-e-s et leur inaptitude pédagogique à
construire le cours avec leurs usager-e-s, ces dernier-e-s s’enferment dans un mutisme
structurel qui rend profondément ennuyeuse et déstabilisatrice l’heure de cours pour tout-e
enseignant-e tenté-e par d’autres modes pédagogiques. Par exemple, quand j’ai essayé
d’introduire un cours de sociologie politique en licence 3 par un questionnaire-débat (truc qui
marche chaque fois au lycée), non seulement j’ai eu du mal à susciter des prises de parole
mais j’ai rapidement senti que les 80 étudiant-e-s s’interrogeaient sur le caractère sérieux de
mon cours, compte tenu de son décalage avec le cours magistral orthodoxe.
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Troisièmement, l’absence en cours des étudiant-e-s ou leur désintérêt ne sont jamais pensés
comme le produit de notre inaptitude pédagogique mais comme le résultat de la société de
consommation, de la culture-zapping, de la baisse de niveau, etc. Le nombre de conneries que
l’on peut entendre sur les mutations de la population étudiante sans jamais s’interroger sur la
responsabilité collective des enseignant-e-s, c’est effarant ! Mépriser les étudiant-e-s, c’est
utiliser l’arme idéologique de leur inaptitude individuelle – ou collective quand on désigne les
Bac Pro ou techno – à faire des études supérieures, arme qui permet de leur cacher les
mécanismes par lesquels la pédagogie est délaissée en toute conscience (non professionnelle).