S’autogérer le moins souvent possible
Première déception : dès que vous arrivez, vous comprenez que les assemblées générales font
chier tout le monde, y compris les plus investi-e-s (et aujourd’hui je les comprends !). Du
coup, il ne faut pas trop charger la barque alors on fait une assemblée générale tous les 2 mois
d’environ 3 heures et au cours de laquelle on traite une bonne quinzaine de points. Le
déroulement est assez ritualisé : les premiers points occupent un large espace temporel,
suscitant parfois des prises de parole enflammées et avant-gardistes, et les derniers sont traités
sur le mode du travail à la chaîne. Au bout de 2 heures, la plupart pensent aux frites de midi et
les décisions se prennent sans susciter de grands débats, certain-e-s quittant même l’AG avant
la fin.
Pourtant, tout le monde est là et c’est bien grâce à ces AG que l’on découvre un-e collègue
jamais croisé-e dans les couloirs. En fait, j’ai assez vite compris que l’AG servait surtout,
pour une bonne part des enseignant-e-s, à se montrer et à participer sans s’investir dans les
tâches collectives. On en repère ainsi un certain nombre qui ne disent jamais rien, voire qui
font autre chose grâce à leur portable pendant que les plus investi-e-s font le compte-rendu de
leur travail au service de la filière. Tout au plus s’animent-ils-elles un peu lors de l’AG
consacrée à la répartition des services (d’ailleurs, pour les faire rester, on programme ce point
à la fin de l’ordre du jour de l’AG).
les documents de liens socio – n° 6 – octobre 2007
Pour rendre possible la faible fréquence des AG, la personne qui dirige la fac de sociologie
occupe une place centrale. Elle se tape, avec deux adjoint-e-s, tout le boulot que suppose la
mise à l’ordre du jour d’un point d’AG. Elle gère les relations extérieures et internes.
Heureusement, quelques enseignant-E-s prennent aussi en charge certaines tâches collectives,
comme la direction d’une année, l’animation d’un groupe de projet, la participation aux
journées d’information sur la fac de socio, etc.
Sous l’effet de cette répartition inégalitaire du travail « collectif », l’AG ressemble plutôt à
des points info car le faible investissement des gens les empêche de maîtriser les tenants et
aboutissants de chaque point. En plus, à partir du 5è point de l’ordre du jour, on n’a plus le
temps de discuter car « il faut avancer ».
S’autogérer en fuyant les responsabilités « collectives »
Compte tenu de ce mode original d’autogestion, celles et ceux qui prennent des
responsabilités s’épuisent dans la gestion individuelle des tâches collectives, délaissant ainsi
d’autres formes d’activités qui leur tiendraient à coeur (comme la recherche).
Du même coup et bien entendu, tout le monde cherche à éviter ces postes de sur-travail dont
l’organisation de la succession passe par des moments d’AG assez drôles au cours desquels
chacun-e cherche à refiler le bébé aux autres, quitte à utiliser des arguments d’un folklore
désarmant. De même, toute personne ayant été repérée comme susceptible de s’investir une
fois devient rapidement personne-ressource-pour-toujours, ce qui conduit les plus aguerri-e-s
à souffler aux nouvelles personnes recrutées : « Ne te proposes pas trop souvent si tu veux
avoir la paix » !
« L’autogestion » que j’ai découverte avait ainsi trois caractéristiques qui allaient à l’encontre
de toutes mes prénotions :
1. on divise le travail…pour mieux l’assigner à quelques-un-e-s ;
2. on cherche par tout moyen à échapper aux quelques-un-e-s, sauf quand un nouvel
échappatoire devient impossible (i.e. quand ça devient manifestement son tour) ;
3. on n’aime pas faire ce travail « collectif » qui devient une corvée.
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Bref, la gueule de l’autogestion !
En fait, j’ai eu le sentiment que « l’autogestion » servait juste à ce qu’un grand nombre
échappe aux tâches collectives, et ce en se délestant consciemment du travail collectif sur
certain-E-s. Ce mode d’organisation du travail crée des souffrances et des conflits, d’autant
que toute personne qui veut se défiler coûte que coûte y parvient.
On ne s’étonnera pas de l’inertie organisationnelle qu’une telle conception de l’autogestion
provoque. Cette inertie provient du fait que le refus (légitime) d’une « hiérarchie type lycée »
ne repose pas sur une envie collective de travailler à plusieurs, sur la conviction qu’il faut une
coordination horizontale, sur la joie de faire ensemble, etc. Comme l’illustre le mépris
dominant des étudiant-e-s, ce refus sert surtout à préserver un espace-temps professionnel
individuel, voire individualiste.
Une autogestion de droite en somme…
5) Rions un peu pour finir : quand l’université devient
sarkozyste
Avant de devenir enseignant-chercheur, j’avais déjà entendu parler de professionnalisation, de
marchandisation, de sélection, etc., dans l’enseignement supérieur. J’avais déjà participé à des
mouvements (étudiants) contre ces dynamiques et je savais que l’autonomie n’avait d’autre
fonction que d’uniformiser les universités dans leurs rapports avec le monde de l’entreprise.
Mais je pensais que les pratiques et représentations professionnelles des enseignant-e-s
faisaient barrage et pour longtemps, en tout cas en sociologie. Ben je m’étais planté…
1. Lors de la première AG à laquelle j’ai participé, j’ai assisté à un vote quasi consensuel et ô
combien significatif. Plusieurs enseignant-e-s se plaignaient de ce que les semestres – qui
durent 13 semaines – soient organisés en 12 semaines de cours, ce qui les handicapait dans
leurs activités personnelles si importantes. Elles et ils demandaient un passage aux 10
semaines de cours, et ce fut adopté en totale autonomie.
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En clair, l’AG venait délibérément de voter un alourdissement important de la charge horaire
hebdomadaire des étudiant-e-s et de la durée de chaque séance de cours. Vive la liberté
pédagogique ! De même, on réduisait le nombre de jours de déplacement sur la fac et on
amenuisait les occasions de rendre l’université VIVANTE.
2. Lors de plusieurs AG, un débat hallucinant a sorti de la torpeur un nombre important
d’enseignant-e-s. Il s’agissait de savoir ce que l’on devait faire des étudiant-e-s venant de bac
professionnel et souhaitant s’inscrire en première année de sociologie, compte tenu de taux de
réussite moins élevés que les autres. Je rappelle que ces étudiant-e-s ont le droit de s’inscrire,
point barre. Mais, au nom du souci de ne pas envoyer les prolos dans des murs (bourgeois),
mes ex-collègues débattaient de modalités (illégales) de sélection. L’un-e avouait avoir
empêché cette catégorie d’étudiant-e-s de s’inscrire quand il-elle était responsable de première
année. Un-e autre proposait de faire passer des entretiens spécifiques à ces étudiant-e-s pour
les décourager en douceur. Etc. Etc. J’étais sur Mars ! Et il a fallu toute la détermination de
plusieurs d’entre nous pour faire voter que l’on acceptait tout le monde sans autre formalité !
Dans le même style, j’ai été très choqué par des discussions de couloir au cours desquelles des
sociologues de gauche, dont j’apprécie les écrits, défendaient ou comprenaient la mise en
place de formes de sélection à l’entrée en master ou en doctorat. Elles et ils prenaient acte de
la raréfaction de l’emploi en sociologie et proposaient d’éviter de faux espoirs aux étudiant-es
qui rêvaient de devenir sociologues. Tuer le rêve plutôt que lutter contre le capitalisme et sa
censure de la sociologie…
3. Un autre grand moment d’AG fut un temps de propositions quant aux meilleurs moyens
d’attirer des étudiant-e-s (pas les bac pro, hein) en sociologie. Et là, je découvrais un monde
qui semblait avoir totalement cédé aux « lois du marché ». Il fallait rendre nos informations
plus attractives en s’inspirant du marketing le plus vulgaire. « Et pourquoi ne pas mettre des
annonces dans les journaux gratuits comme font les écoles de commerce », proposait l’un-e.
Je me permettais alors de dire que c’était peut-être la marchandisation de l’info qui
décourageait les étudiant-e-s et que l’on ne savait pas grand-chose de ce qui pouvait pousser
un-e étudiant-e à venir (ou pas) en sociologie. Des gens de haute gauche m’ont alors expliqué
– en résumé – que, si je n’avais pas compris les mutations actuelles du capitalisme mondial et
de la population étudiante, il fallait que je m’adapte au plus vite…
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Plus largement, j’ai eu beaucoup de mal à me retrouver dans les journées d’information aux
futur-e-s étudiant-e-s et j’étais tiraillé parce que je ne voulais pas me défiler des tâches
collectives. Je pense notamment au Salon de l’Etudiant, espèce de foire à beaufs qui s’adonne
sans vergogne à cette marchandisation de merde. Par exemple, quand je suis entré dans le
Salon de Lille cette année, les futur-e-s étudiant-e-s recevaient à la chaîne un pack sponsorisé
par la Société Générale et qui comprenait une publicité de ladite banque (privée) avec le texte
hautement intellectuel suivant : « Fêtons ensemble l’esprit rugby ! 1 an de Pack Jeunes + 1
lecteur MP3 pour l’ouverture d’un 1er compte courant ». Youpi !
Et que faire quand, fin juin, un syndicat étudiant majoritaire tentait d’allécher l’usager-e en lui
promettant un carnet avec moult réductions (à Carrefour, au salon de coiffure, au cinéma
Gaumont, etc.) en échange de son adhésion ? J’en aurais pleuré.
4. De même, une AG fut consacrée à nous informer sur la mise en place de filières
d’apprentissage en sociologie. Pour favoriser la professionnalisation de nos filières et leur
« attractivité compétitive », il s’agissait de trouver à nos étudiant-e-s des boulots d’apprenti-es,
autrement dit de participer à la précarisation de l’emploi que tant de livres de sociologie
scrutent et parfois dénoncent. Là encore, mes critiques, bien que reprises par certain-E-s,
suscitèrent chez les autres ces yeux au plafond qui en disent long sur la percée des logiques
entrepreneuriales dans les têtes et les discours.
En témoigne d’ailleurs la devise mise en avant par la Faculté des Sciences économiques et
sociales de Lille en haut de ses plaquettes de présentation : « La liberté d’apprendre, la
volonté de comprendre, la faculté d’entreprendre ». En témoigne aussi la facilité avec
laquelle le projet de « réforme » de l’université de Pécresse a pu insérer « l’orientation et
l’insertion professionnelle » parmi « les missions du service public de l’enseignement
supérieur ». Un jour, nous créerons sans doute des commissions paritaires enseignant-e-s /
patrons pour aider les entreprises à mieux recruter…
5. Je pense enfin à cette AG durant laquelle nous discutâmes du meilleur arsenal répressif
contre les étudiant-e-s qui pratiquaient le plagiat. Plutôt que de réfléchir collectivement à des
modes d’évaluation empêchant ce type de pratiques, nous hésitions entre les mesures
progressistes suivantes : dénonciation aux autorités administratives, « tribunal informel » de
rappel à l’ordre, commission disciplinaire, exclusion, etc.
les documents de liens socio – n° 6 – octobre 2007
Non, décidément, l’université n’était pas faite pour moi…
Xavier Dunézat
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